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Interview : Réforme de la justice des mineurs censurée par le Conseil constitutionnel : « La loi Attal cherchait à passer par un trou de souris »
Jean-Philippe Derosier, spécialiste de droit constitutionnel, revient sur les décisions récentes de l’institution, notamment celle de censurer plusieurs articles de la loi sur la justice des mineurs. Il en réfute le caractère politique.
Propos recueillis par Chloé Pilorget-Rezzouk
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C’est un camouflet majeur. Le Conseil constitutionnel a censuré, jeudi 19 juin, six articles phares du texte de l’ex-Premier ministre, Gabriel Attal, visant à « renforcer l’autorité de la justice à l’égard des mineurs délinquants et de leurs parents ». L’article 4 et l’article 7, concernant la création de comparutions immédiates et la restriction de l’atténuation des peines pour les mineurs de plus de 16 ans, dans les cas les plus graves de récidive, ont notamment été retoqués par l’institution de la rue Montpensier. Ces dispositions avaient donné lieu à d’âpres débats au Parlement et à un accueil glacial des acteurs de la justice des mineurs. Après cette décision, le ministre de la Justice, Gérald Darmanin, a déclaré, vendredi 20 juin, être favorable à une réforme constitutionnelle pour abaisser la majorité pénale à 16 ans… Le spécialiste de droit constitutionnel et professeur des universités, Jean-Philippe Derosier, revient sur la décision des Sages.
Quel regard portez-vous sur cette décision ? Et pouvait-on s’y attendre ?
C’est une décision bienvenue, qui applique ce qu’on appelle le principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLR) sur la justice des mineurs, qui est un principe de valeur constitutionnelle reconnu par le Conseil constitutionnel en 2002, et appliqué depuis à plusieurs reprises. Il en est fait, ici, une application assez stricte parce que la loi Attal cherchait à passer par un trou de souris pour appliquer un certain nombre de mesures inspirées de la justice pour les adultes – notamment la comparution immédiate. Le texte prenait le soin de ne pas généraliser cette procédure, en la réservant seulement aux mineurs de 16 ans et en permettant qu’elle puisse être refusée par le mineur.
On aurait pu imaginer que le Conseil constitutionnel ait une interprétation plus souple de ce PFRLR, mais tel n’a pas été le cas. C’est heureux, car le sens de ce principe est bien de privilégier les mesures éducatives sur les mesures coercitives, de privilégier le « relèvement éducatif et moral », dit la décision, plutôt que la punition. Et tout cela à travers des procédures adaptées, comme le rappelle le Conseil constitutionnel, pour se laisser le temps de trouver la bonne mesure correspondant au profil psychologique du mineur délinquant. Sur la comparution immédiate, totalement inadaptée aux mineurs, il a d’ailleurs été défendu que le PFRLR pouvait inclure l’impossibilité d’appliquer cette procédure au mineur. Si le Conseil constitutionnel ne le dit pas comme cela dans sa décision, on peut imaginer qu’il a censuré l’article 4 de la loi au regard de la portée étendue de ce principe.
L’article 7, qui prévoyait que l’atténuation des peines ne soit plus la règle mais l’exception, pour les mineurs de 16 ans récidivistes pour des faits graves, a également été censuré…
Là aussi, la loi a essayé de passer par un trou de souris en réservant cette disposition, là encore, pour les mineurs de 16 ans, mais le Conseil constitutionnel a considéré que la majorité est 18 ans et qu’il n’est donc pas possible d’exclure par principe cette excuse de minorité pour les mineurs, fussent-ils seulement des mineurs de 16 ans.
Que répondre à ceux qui voient dans cette décision, d’ores et déjà critiquée, une décision politique ?
Une décision de justice, en général, et du Conseil constitutionnel, en particulier, suscite toujours des contents et des mécontents. Lorsque cette décision judiciaire affecte et concerne la sphère politique, on dénonce toujours sa dimension politique. Ce fut le cas avec le jugement Le Pen en mars, lorsqu’il y a une décision à l’encontre de Nicolas Sarkozy, et ce serait le cas quelle que soit la décision rendue. Le Conseil constitutionnel, par définition, est le juge de la vie politique, il rend donc des décisions qui concernent la vie politique.
Lors de la décision qui validait la réforme des retraites, toute la gauche s’était érigée, disant que le Conseil constitutionnel était le repère d’une droite conservatrice. Un an plus tard, ses membres censuraient largement la loi immigration : cette fois, toute la droite s’élevait en disant que le Conseil constitutionnel était un repère de gauchistes. Pourtant, la composition était exactement la même. Le Conseil constitutionnel est le juge de la Constitution, de la constitutionnalité des lois. Il applique le droit. On peut parfois exprimer des opinions divergentes à l’égard de l’interprétation du droit qu’il fait, mais ce ne sont pas des décisions politiquement orientées. Jeudi 19 juin, le Conseil constitutionnel a rendu une décision qui est conforme au droit, ce qui est très bienvenu pour préserver et protéger les mineurs, fussent-ils des mineurs délinquants.
Il est de plus en plus fréquent que les acteurs politiques attaquent le Conseil constitutionnel au motif qu’il serait un obstacle à l’action publique et à la volonté des Français. Après cette décision, la députée macroniste Maud Bregeon a par exemple dénoncé une décision « contraire à l’intérêt national », quand le RN estime qu’elle empêche « le pouvoir de mener la politique voulue par les Français »…
Ce sont des positions dangereuses. Lorsqu’on attise l’opposition entre les juges et le peuple, en particulier à l’égard du Conseil constitutionnel, on menace l’institution destinée à protéger le peuple contre lui-même – à savoir le pouvoir judiciaire en général. Pourquoi ? Les gouvernements et les législateurs sont choisis par le peuple pour mener une politique, selon des orientations qui résultent des différents suffrages. Le principe démocratique commande qu’il y ait une séparation des pouvoirs afin que le pouvoir puisse arrêter le pouvoir. C’est un principe ancré dans notre Constitution.
Pouvoirs législatifs et pouvoirs exécutifs peuvent s’entendre, au moins dans une dynamique majoritaire, et il faut qu’il y ait un autre rempart pour préserver un certain nombre de règles, prises au nom du peuple français, pour protéger le peuple français et garantir ses droits et libertés. Ceux qui dénoncent ces décisions de justice et s’en prennent aux juges, que veulent-ils ? Une justice populaire ? Il n’y a rien de plus antidémocratique, parce que c’est une justice précisément politique. Ce n’est plus une justice indépendante et impartiale, puisqu’elle est décidée par le peuple et donc en vertu d’orientations politiques.
Une sorte de tendance semble se dessiner, laquelle consiste pour le législateur à adopter des lois comportant des dispositions anticonstitutionnelles, mais pour des raisons d’affichage, à attendre que celles-ci soient ensuite censurées par le Conseil constitutionnel, avant de crier que l’état de droit est un frein à l’action politique… Qu’en pensez-vous ?
Ce n’est pas une bonne pratique car, d’une part, elle tend à instrumentaliser le Conseil constitutionnel, sur le plan politique : ce n’est pas heureux. Comme l’ancien président Laurent Fabius l’avait dit à l’époque, le Conseil constitutionnel n’est pas une chambre d’appel des choix politiques du Parlement. Il faudrait que les politiques prennent leurs responsabilités parce que tel est leur rôle. D’autre part, cela contribue à attiser justement cette opposition entre les juges et le peuple, parce que ça justifie et encourage les argumentaires et les positions idéologiques que nous venons d’évoquer. C’est regrettable.
Mots-clés: Article 16, Article 61, Gouvernement, Révision constitutionnelle, Parlement, Conseil constitutionnel, Pouvoir judiciaire, Séparation des pouvoirs, Ministre de la Justice, Préambule de 1946/Alinéa 1er