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Ne me quitte pas

C’est une initiative allemande. Alors que l’amitié franco-allemande pourrait être menacée, alors que la montée des populismes et des nationalismes se fait toujours plus menaçante, des artistes, des scientifiques, des enseignants, des journalistes, des entrepreneurs allemands ont décidé d’adresser une lettre à un ami français, qui leur a répondu. En cette veille d’élection présidentielle le refrain est le même que celui de la chanson de Jacques Brel : « Ne me quitte pas ».

Mon collègue Friedhelm Hufen m’a écrit et je lui ai répondu. Les échanges de lettres sont publiés progressivement sur un site dédié.

Cher collègue1,

Il y a 60 ans, les traités de Rome marquaient le début de l’intégration européenne.

À peu près à la même époque, j’étais sur la Marktplatz de Bonn et j’écoutais, debout et fier, la déclaration du Général de Gaulle : « Es lebe die deutsch-französische Freundschaft! »2. Cette pensée constitua un moment fort de ma vie.

Pendant mes études, à Freiburg, nous n’étions pas loin de l’Alsace. Malgré tout, nous devions encore traverser une frontière et veiller, auparavant, à changer les Deutschen Marken allemands en Francs français. Le droit européen et le droit comparé franco-allemand n’étaient, pendant mes études, que des matières balbutiantes, marginalement proposées.

Quelle évolution ont connu, depuis, l’unification européenne et l’amitié franco-allemande !

Aujourd’hui, tous les citoyens européens bénéficient de la liberté de circulation et d’autres libertés fondamentales, sur un territoire étendu. Les droits fondamentaux sont garantis au-delà du niveau national par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et la Convention européenne des droits de l’homme. Dans le cadre du marché commun européen, on ne profite pas seulement d’une immense multiplicité de l’offre, mais aussi d’un renforcement croissant de la protection des consommateurs. Le droit de l’Union européenne est désormais un ordre juridique omniprésent, qui n’est pas seulement familier pour tous les étudiants, mais qui est aussi continuellement perfectionné par des européanistes tels que vous. Nous payons dans la même monnaie et ne nous rendons plus compte de traverser les frontières. Nous n’aurions certainement jamais pensé à tout cela il y a 60 ans.

On peut à peine croire que l’on parle aujourd’hui davantage de crises que de succès, à propos de l’Europe. Des nationalistes bornés et autres démagogues aimeraient en revenir à l’Europe du XIXème siècle. Ne savent-ils donc pas ce qui est en jeu ?

L’Europe n’est pas imaginable sans la France. N’acceptons pas d’en arriver là.

Il est également du devoir des juristes, qu’ils soient scientifiques, praticiens ou professeurs d’université, d’alerter contre ce résultat et de contribuer à l’éviter. Il nous faut insister sur la diversité et non l’écarter, en envisageant non pas un renforcement de la bureaucratie mais de la flexibilité, à travers un rapprochement des citoyens.

Contribuons ensemble à ce que les écoles et les universités, en Allemagne et en France, demeurent le noyau vivant d’une Union européenne qui se développe toujours davantage, afin que tout ce qui a été réalisé au cours des 60 dernières années ne soit pas en danger.

Votre fidèlement dévoué,

Prof. Dr. Friedhelm Hufen3





Lieber Kollege,

Votre lettre m’a fait revivre avec émotion des souvenirs familiaux, notamment les discussions que j’avais avec ma grand-mère. Sa vie fut une certaine histoire de l’intégration européenne.

Née à Hambourg en 1915 pendant la Première Guerre mondiale, elle était adolescente pendant la crise de 1929 et toute jeune adulte lors de l’arrivée de Hitler au pouvoir. C’est à Berlin qu’elle vécut la Seconde Guerre mondiale et donna la vie à deux filles, en 1941 et 1942. La seconde naquit en pleine nuit, pendant un bombardement, dans une cave. Elle devait être ma propre mère. Pour fuir l’arrivée de l’Armée rouge qui menaçait la ville, avec ses deux filles, elle partit en 1944 et traversa le pays à pied, afin de rejoindre la Suisse.

Même si je ne l’ai pas vécue moi-même, cette période sonnait comme un souvenir très fort de mon enfance et je sais à quel point la guerre, la xénophobie, la violation des droits humains, la partition d’un pays peuvent coûter cher à l’Humanité.

Je sais ô combien les alliances plutôt que les divisions, les coopérations plutôt que les confrontations, les garanties plutôt que les violations des droits sont fondamentales pour que perdure la paix et vive la démocratie.

Si vous vous souvenez de ce que vous faisiez ce 4 septembre 1962, moi-même, je me rappelle précisément ce soir du 9 novembre 1989, où, devant notre vieux poste de télévision, nous regardions, abasourdis mais heureux, ces hommes et ces femmes de tous les âges défiant les sentinelles, marchant vers le mur de Berlin, passant de l’Est à l’Ouest, retrouvant enfin leurs amis et leur famille.

Aujourd’hui, l’Europe est plus qu’une réalité, elle est une unité.

Grâce à l’Union européenne, nous pouvons circuler sur tout son territoire et aller étudier dans tous ses pays. Grâce au Conseil de l’Europe, nos droits fondamentaux sont reconnus et préservés. Grâce à la Cour de justice, les principes constitutionnels des États se complètent et se renforcent.

Tout cela n’aurait pas eu lieu sans la volonté franco-allemande d’oublier le temps des rivalités anciennes et de s’ouvrir sur le temps d’une amitié pérenne. Du traité de Paris au traité de l’Élysée, des traités de Rome aux traités de Maastricht et de Lisbonne, la coopération entre l’Allemagne et la France a toujours constitué un moteur et un repère essentiels de la construction européenne.

L’Europe fait partie de nos vies et la relation franco-allemande fait partie de la sienne. Il n’est pas question, aujourd’hui, de détruire l’une pour anéantir l’autre : le risque est trop grand de revivre les heures les plus sombres de notre histoire.

Au contraire, l’Allemagne et la France doivent continuer à marcher main dans la main, comme le firent Helmut Kohl et François Mitterrand le 22 septembre 1984 à Verdun, pour avancer vers le renforcement de l’Europe : elle peut encore gagner en démocratie, en lisibilité, en effectivité.

Notre histoire nous a enseigné ce que les ruptures pouvaient avoir comme conséquence. À nous, professeurs et scientifiques, d’enseigner ce que le partenariat, la coopération et l’amitié permettent de construire.

Votre amicalement dévoué,

Jean-Philippe Derosier


 
[1] En français dans le texte. Texte traduit de l’allemand par Jean-Philippe Derosier.

[2] « Vive l’amitié franco-allemande », Charles de Gaulle prononça son discours en allemand.

[3] Professeur à l’Université Gutenberg de Mayence (Allemagne), ancien juge à la Cour constitutionnelle de Rheinland Pfalz.

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