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Chronique de droit constitutionnel comparé 2024

L’édition 2024 de la chronique de droit constitutionnel comparé européenrevient sur diverses controverses, voire confrontations constitutionnelles qui ont marqué plusieurs démocraties européennes lors de l’année écoulée. La controverse et la confrontation, dès lors qu’elles sont argumentées, sont saines : elles animent une dialectique qui contribue au cheminement non seulement de la pensée, mais aussi de l’ordre juridique et de l’État lorsqu’elle s’inscrit au niveau constitutionnel et qu’elle se situe au niveau des institutions. Toutefois, cette même dialectique peut aussi être nuisible à la démocratie, si elle laisse place à des arguments qui s’y opposent ou si elle est détournée pour servir des intérêts particuliers, plutôt que l’intérêt général. Or ce dernier doit bien constituer l’unique objectif vers lequel sont supposés tendre l’ensemble des acteurs et institutions faisant fonctionner une démocratie, à quelque niveau qu’ils se situent et de quelque pouvoir qu’ils relèvent.
Ici, le juge, a fortiori le juge constitutionnel, constitue toujours l’ultime rempart juridique (donc avant une résistance a-juridique, tel un soulèvement populaire ou un coup d’État) destiné à veiller sur la préservation de l’intérêt général, donc de la démocratie et de l’État de droit. Dès lors qu’un juge constitutionnel n’est plus indépendant mais redevable, qu’il n’est plus intègre mais serviable, qu’il n’est plus impartial mais partisan d’une cause particulière, il est alors motivé par des intérêts particuliers qui peuvent conduire un État démocratique à sa perte. Si la responsabilité d’une telle exemplarité pèse évidemment sur les juges eux-mêmes, elle pèse d’abord et encore davantage sur ceux qui les nomment ou les désignent, lesquels, très souvent à l’égard des juges constitutionnels, sont des responsables politiques qui ont à répondre de leurs actes, si bien que leurs décisions les engagent. C’est donc d’abord à eux de choisir des juges en faisant preuve d’indépendance, d’intégrité et d’impartialité, afin d’arrêter un choix exemplaire, digne de la fonction et de l’intérêt général. On peut nourrir le (vain ?) espoir qu’il en soit toujours ainsi, y compris lorsqu’il y a des controverses et des confrontations.
L’une d’entre elles a fait grand bruit, en fin d’année 2024, lorsque la Cour constitutionnelle de Roumanie, constatant des irrégularités lors du premier tour de l’élection présidentielle, a annulé l’ensemble de l’élection, en renvoyant son organisation au mois de mai 2025. Décision audacieuse et courageuse, elle fut vivement critiquée, à partir d’arguments qui ne sont certes pas dénués de tout fondement. Néanmoins, eu égard au contexte dans lequel ce premier tour s’est déroulé, on pouvait légitimement croire que, d’une part, les résultats du premier tour étaient faussés et que la sincérité du scrutin avait été altérée et, d’autre part, qu’une inaction de la part de la Cour aurait été particulièrement nuisible à la préservation de l’État de droit (Roumanie : Une élection présidentielle sous haute tension, par Beverley Toudic).
C’est encore la volonté de préserver l’État de droit qui a conduit la Cour constitutionnelle fédérale allemande, selon une procédure juridiquement fondée mais originale, à priver le parti néonazi La Patrie de financements publics. On sait que la Loi fondamentale allemande dispose d’un outillage puissant, résultat de son histoire, pour se préserver contre les atteintes à l’ordre fondamental libéral et démocratique, dont la possibilité de déclarer inconstitutionnels et d’interdire les partis qui « ont pour principe de porter atteinte ou de supprimer l’ordre fondamental libéral et démocratique ou de mettre en danger l’existence de la République fédérale d’Allemagne ». Cependant, la Cour dispose depuis 2017 d’un autre moyen, moins fort et préservant davantage le pluralisme des opinions, consistant non à interdire mais à priver de financements publics, dès lors que l’attitude du parti concerné ne fait que tendre vers une atteinte ou une suppression de l’ordre fondamental libéral et démocratique ou une mise en danger de l’existence de la République, l’un des éléments pouvant être pris en considération étant le nombre d’adhérents (Allemagne : « Pas d’argent pour les nazis », par Laure de Galbert).
Néanmoins, toujours en Allemagne, Alternatif für Deutschland (AfD), un autre parti d’extrême droite, aurait pu faire son entrée au Gouvernement après les élections anticipées du 23 février 2025. Afin de préserver la Cour constitutionnelle et de la maintenir dans sa position de garante de cet ordre fondamental, une révision constitutionnelle a été votée fin 2024, permettant de constitutionnaliser le mode de nomination des juges constitutionnels. Si la réforme était envisagée depuis plusieurs mois, c’est bien le contexte électoral, lié à la chute du Gouvernement Scholz et à la montée en puissance de l’AfD qui a justifié cette accélération (Allemagne : Une réforme constitutionnelle pour endiguer un séisme politique, par Beverley Toudic).
En Pologne, le Tribunal constitutionnel entame une mue, dans la continuité du retour à une politique modérée et pro-européenneet après que son indépendance avait été fortement altérée. Cependant, soucieux de la réaliser dans les meilleurs délais afin de pouvoir compter sur un Tribunal de nouveau indépendant et impartial, le Gouvernement se place lui-même aux confins de l’inconstitutionnalité, qui ne peut être blanchie que par la volonté de réaffirmer l’État de droit, fût-ce en devant passer par des mesures qui lui sont contraires mais qui mettent fin à d’autres décisions encore, qui lui contrevenaient encore davantage (Pologne : Vers une réhabilitation incertaine du Tribunal constitutionnel, par Mathilde Chavatte).
En Espagne, c’est encore une controverse liée à la préservation de l’État de droit qui pose question et, en particulier, le principe de la séparation entre les pouvoirs législatif et judiciaire. Dans le prolongement de l’accord conclu au lendemain des élections législatives avec les régionalistes et indépendantistes, permettant à Pedro Sanchez de s’appuyer sur une majorité, une loi d’amnistie a été préparée et votée, afin que plus de 400 personnes poursuivies en raison de leur participation au mouvement indépendantiste catalan puissent être amnistiées. Eu égard au nombre d’inculpés et à la restriction du champ d’application de l’amnistie qui ne bénéficie pas au principal instigateur du mouvement qu’est Carles Puigdemont, plusieurs recours ont été introduits, tant devant le Tribunal Suprême que devant le Tribunal constitutionnel (Espagne : L’outil législatif et l’accroissement de la concurrence entre le Parlement et le juge dans l’exercice du pouvoir judiciaire, par Chloë Lampin).
Enfin, en Italie, l’État de droit est interrogé au-delà même des frontières nationales, puisqu’une loi fut adoptée afin d’interdire le recours à la GPA (gestation pour autrui), y compris à l’étranger. Cette loi soulève de véritables interrogations juridiques, mais aussi pratiques, liées à son application extraterritoriale, ainsi qu’à d’autres enjeux constitutionnels. En effet, la qualification « d’infraction universelle » est fortement discutée en l’espèce, de même que les discriminations, les atteintes aux intérêts de l’enfant et au principe de proportionnalité qu’elle introduit (Italie : L’interdiction de la GPA étendue par-delà les frontières, par Léa Mortelette).
Retrouvez cette chronique en ligne (accessible sur abonnement) dans la Revue du droit de l'Union européenne, 2025/1, de avril 2025.