Chronique de droits fondamentaux et libertés publiques n°12


Qu'il nous soit permis, alors que nous pleurons tous la disparition d'un Juste parmi les Justes, de rendre hommage au Président Badinter qui, au cours de sa présidence du Conseil constitutionnel de 1986 à 1995 et même au-delà, s'est efforcé de transformer le Conseil en une Cour constitutionnelle. Certaines des propositions qu'il fit alors, d'abord refusées, ont fini par voir le jour, telle la publicité des audiences ou l'ouverture du prétoire aux justiciables. D'autres tardent encore, mais nous savons que ce n'est qu'une question de temps. Précurseur, le Président Badinter avait fait voter un amendement à la révision constitutionnelle de 2008, qui ne changeait qu'un mot dans la Constitution, mais qui aurait encore davantage transformé le rôle du gardien de nos droits et libertés, en le rendant plus indépendant encore : il avait proposé de le dénommer « Cour » constitutionnelle, plutôt que Conseil. Dans sa sagesse, le Sénat y avait souscrit mais, réfractaire, l'Assemblée nationale y avait renoncé. Si ce n'est pas là la seule évolution que mériterait de connaître notre justice constitutionnelle, gageons que lorsqu'elle aura lieu, le regard porté sur elle changera : de la part des membres qui y siègent, qui se considéreront comme des juges, des requérants qui s'y adressent, qui mèneront une bataille juridictionnelle et non politique, des citoyens qui la regardent, qui attendront la décision d'un tribunal. Une telle évolution emportera sans doute une plus grande confiance en l'institution, dont la légitimité serait davantage affirmée.

Alors que « l'année record » du Conseil constitutionnel par le nombre de décisions est 1993, sous la présidence de Robert Badinter, 2023 est la deuxième année la plus chargée. Cependant, avec soixante-deux décisions relatives au contrôle de constitutionnalité, dont quarante-cinq décisions QPC, quinze décisions DC et deux décisions RIP, elle est l'année la plus dense en cette matière.

Parmi les décisions DC, deux méritent une attention plus particulière. D’une part, le Conseil à fait évoluer sa jurisprudence en matière de responsabilité, afin de constitutionnaliser le principe de la responsabilité de plein droit (décision n° 2023-853 DC du 26 juillet 2023). D’autre part, fidèle à sa jurisprudence en cette matière, il censure une technique d'enquête qui aurait pu être particulièrement attentatoire à la vie privée, mais digne des meilleures séries policières, en retenant que l’activation à distance d’appareils dotés de micros et de caméras (principalement les smartphones), à l'insu de leur propriétaire ou possesseur, est contraire à la Constitution (décision n° 2023-855 DC du 16 novembre 2023).

Sur les 28 QPC rendues au second semestre 2023 par le Conseil constitutionnel, deux ont retenu notre attention. Le choix de la première décision (décision 2023-1066 QPC du 7 octobre 2023), rendue à propos ici du stockage en couche géologique profonde de déchets radioactifs de haute activité et de moyenne activité à vie longue, ne surprendra pas car elle était attendue et contribue au parachèvement d’une construction jurisprudentielle récente autour de la référence aux droits des générations futures issue de l’article 1er de la Charte de l'environnement. Malgré la validation du dispositif de stockage mis en place par le législateur, elle consacre l'opérabilité normative de la prise en compte de ces droits en devenir, emportant par là même un véritable changement de paradigme qui permet d'articuler les droits de la nature avec ceux de l’homme. Le choix de la seconde décision (décision n° 2023-1069/1070 QPC), rendue à propos de la généralisation de l'expérimentation des Cours criminelles départementales pour certains crimes, ne surprendra sans doute pas non plus en raison de la très forte mobilisation du monde judicaire à cette occasion et du fait qu'elle a réactivé une controverse ouverte en 1986 au sein même du Conseil constitutionnel entre Robert Badinter et le doyen Vedel sur la question de la valeur constitutionnelle du jury criminel, figure judiciaire de la nation souveraine.
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