Inceste : quelles alternatives à l'imprescriptibilité ?

enfants sur une balançoire

Peut-on rendre imprescriptibles les crimes sexuels sur mineurs ?

Le Huffington post, publié le 21 janvier 2021 : Face à l'inceste, le défi du silence: quelles alternatives à l'imprescriptibilité ?

Plusieurs élus se disent favorables à l'imprescriptibilité des crimes sexuels en cas d'inceste. Certaines associations s'y opposent. Et proposent des alternatives.

Par Youen Tanguy et Hortense de Montalivet


INCESTE - C’est une question qui s’invite régulièrement dans le débat politique: faut-il rendre imprescriptibles les crimes sexuels sur mineurs?

Quelques semaines après la déflagration des révélations de Camille Kouchner sur l’inceste dont son frère jumeau Victor a été victime de la part de leur beau-père, Olivier Duhamel, plusieurs personnalités politiques s’y sont dites favorables.

“Je suis spontanément très favorable à l’imprescriptibilité” de ces actes “atroces”, a déclaré Olivier Véran mardi 19 janvier sur France Inter. Le député Aurélien Taché a souhaité au micro de Sud Radio que “ceux qui ont commis ces crimes il y a 20 ou 30 ans ou plus puissent être poursuivis” grâce à l’imprescriptibilité. Laurence Parisot, directrice associée de Gradiva et ex-patronne du Medef, a aussi déclaré sur Twitter: “L’inceste devrait être un crime imprescriptible. Point.”

Même son de cloche dans certaines associations, comme Face à l’inceste. “On milite depuis vingt ans pour que les faits d’inceste soient imprescriptibles, confie au HuffPost son vice-président Patrick Loiseleur. Faire le tri entre les victimes prescrites et non-prescrites est injuste et inéquitable”. Mais cette mesure est loin de faire l’unanimité.
“Le pire adversaire des victimes (...) c’est le silence et la cécité”

“Nous ne sommes pas tous d’accord au sein de notre association”, reconnaît Catherine Milard, présidente de l’antenne nantaise de SOS Inceste, personnellement défavorable à l’imprescriptibilité. “On pourrait éventuellement rallonger la prescription actuelle (30 ans pour les crimes sexuels commis contre les mineurs, NDLR) de dix ans”, propose-t-elle.

“L’imprescriptibilité doit être réservée aux crimes de guerre et aux crimes contre l’humanité”, soutient de son côté Martine Brousse, présidente de La Voix de l’enfant qui considère même qu’une telle mesure serait “contre-productive”. “Reculer encore le fait de pouvoir parler, c’est renoncer à faire que les personnes puissent parler le plus tôt. Il faut dire stop à un moment donné, car à force de reculer la prescription, on ne fera ni prévention ni prise en charge des victimes”.

Pour Caroline De Haas du collectif Nous Toutes, qui estime que la prescription actuelle “va déjà très loin”, “c’est une erreur stratégique de se mobiliser sur la question de l’imprescriptibilité”. “Cela va mettre le focus sur un changement législatif alors que la priorité est de faire appliquer les lois existantes et d’en finir avec les violences.”

“Le pire adversaire des victimes n’est pas la prescription, c’est le silence et la cécité, abonde auprès du HuffPost la sénatrice et ancienne ministre socialiste Laurence Rossignol. Silence de ceux qui savent, cécité de ceux qui pourraient savoir”.


Dépérissement des preuves et manque de fiabilité des témoignages

L’imprescriptibilité pose aussi question d’un point de vue juridique. Outre son éventuelle inconstitutionnalité - possibilité soulevée par le constitutionnaliste et professeur de Droit public à l’Université de Lille Jean-Philippe Derosier auprès du HuffPost -, d’autres juristes s’inquiètent des conséquences d’une telle décision. Carole Hardouin-Le Goff, maître de conférences à Paris 2, Panthéon-Assas en droit privé, fait valoir qu’elle augmenterait considérablement le “risque d’erreur judiciaire”, en raison du “dépérissement des preuves et du manque de fiabilité des témoignages”.

“C’est complètement vain de faire croire à une victime qu’on pourra juger les faits 70 ans après, complète sa consœur Audrey Darsonville, professeure de droit pénal à l’université de Paris-Nanterre. Il ne faut pas donner de faux espoirs aux victimes. Si demain c’est imprescriptible, ça ne veut pas dire qu’il pourra y avoir des poursuites pénales”.

“Nos efforts doivent aussi faire en sorte que la parole se libère et que la justice fasse son œuvre avant 30 ans”, confiait de son côté au HuffPost le secrétaire d’État chargé de l’Enfance et des familles Adrien Taquet. Mais face au silence et à l’omerta, quelles alternatives à l’imprescriptibilité ?


Suspendre ou interrompre la prescription

Il en est d’abord une d’ordre juridique, justement: les causes d’interruption et de suspension des crimes sexuels. S’il est impossible de rouvrir des prescriptions acquises, il est toutefois possible de stopper la prescription et de la reprendre à zéro à compter de la date d’un acte interruptif (un procès-verbal, un nouvel acte de poursuite ou d’instruction, etc.).

La suspension, elle, permet d’interrompre la prescription pendant un temps donné, notamment en cas de force majeure. Plusieurs associations plaident pour que l’amnésie traumatique (période pendant laquelle une personne n’a pas conscience des violences qu’elle a subies, NDLR) soit reconnue comme telle. “C’est déjà possible dans la loi depuis 2017, explique la juriste Audrey Darsonville. Mais la Cour de cassation s’y oppose”.

La plus haute juridiction de l’ordre judiciaire français a en effet rendu un arrêt le 17 octobre 2018 dans lequel elle dit que “l’amnésie traumatique (...) ne peut être considérée comme constituant un obstacle de fait insurmontable et assimilable à la force majeure ayant pu suspendre le délai de prescription”.

“Il faudrait former les magistrats à comprendre ce qu’est l’amnésie traumatique”, plaide Audrey Darsonville. Il est difficile d’en déterminer le début et la fin, mais on pourrait dire que la prescription reprend au moment où l’expert psychiatrique détermine que la mémoire revient”.


Un seuil de non-consentement à 13 ou 15 ans ?

Une autre proposition est régulièrement suggérée pour protéger les victimes: inscrire dans la loi un seuil irréfragable de non-consentement, c’est-à-dire un âge en dessous duquel un enfant ne peut consentir à un rapport sexuel. Concrètement, le simple fait d’établir les faits, donc le rapport sexuel, suffirait à qualifier l’infraction de viol ou d’agression sexuelle. Une proposition de loi de la centriste Annick Billon, visant à inscrire l’âge de 13 ans dans la loi, est d’ailleurs discutée ce jeudi 21 janvier au Sénat.
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